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Publié le 29.11.2021

Sur-connexion en télétravail, nouvelle cause de l’absentéisme ?

Auteur

Suzy Canivenc, chercheuse associée et chargée d’études à la chaire Futurs de l’Industrie du Travail (FIT) de Mines ParisTech.

Si le télétravail peut être bénéfique, pratiqué à haute-dose et dans des conditions dégradées, ce mode d’organisation pourrait pourtant donner lieu à une nouvelle forme d’absentéisme. En cause : une sur-connexion des salariés à distance pouvant générer RPS, absentéisme voire burn-out. Comment se manifeste le « présentéisme numérique » ? Quel est son impact sur l’absentéisme au travail ? Quels garde-fous mettre en place ?

Entretien avec Suzy Canivenc, docteure en sciences de l’information et de la communication, chercheuse associée et chargée d’études à la chaire Futurs de l’Industrie du Travail (FIT[1]) de Mines ParisTech.

Quels sont les effets du télétravail sur l’absentéisme ?

Tout dépend de la façon dont il est instauré et pratiqué. Avant la crise sanitaire, le télétravail était perçu comme une faveur qui rendait le salarié redevable envers son employeur. Pour être à la hauteur de ce privilège, le salarié érigeait le fait d’être le moins absent possible en devoir.


Pendant les confinements successifs, le télétravail est devenu une pratique subie, effectuée dans des conditions dégradées. Certains managers, alors incapables de s’adapter brutalement à cette nouvelle forme de management, ont disparu des radars. 

Aujourd’hui, le travail hybride met en lumière deux effets positifs du remote. L’abolition des temps de transport d’abord, mais aussi l’apparition d’un sentiment de satisfaction personnelle chez les salariés, qui fait baisser les taux d’absentéisme au travail et de turnover. Deux conditions à cela : que le télétravail soit choisi par les deux parties et qu’il soit intermittent.

Le développement du télétravail ne présente-t-il pas un risque de « présentéisme numérique » chez les salariés ?

Deux études sont assez édifiantes à ce sujet. L’une d’elles, menée auprès de plus de 3 millions de salariés dans le monde, montre que pendant la crise sanitaire (versus avant), le temps de connexion des salariés a augmenté de 48 minutes[1] par jour (ce qui représente  4 heures par semaine). Une autre révèle que le temps de travail a augmenté de 30 %[2] (essentiellement en dehors des horaires de bureau) pour atteindre les mêmes résultats. Autrement dit, ce surtravail s’est accompagné d’une baisse de la productivité, ce qui est assez caractéristique du phénomène de présentéisme.

« Le développement du télétravail a fait exploser l’usage des mails, doublé de l’utilisation massive de la visioconférence. Les deux combinés ont contribué à banaliser les journées à rallonge. »

Comment expliquer ce phénomène ?

La distance engendre, d’abord, des problèmes de coordination, et nécessite donc la mise en place de nouveaux process d’organisation qu’il reste à inventer.

Le présentéisme physique s’est donc implicitement transformé en présentéisme numérique au travers, entre autres, de tunnels de visio-conférence qui démarrent tôt le matin et se terminent tard le soir.

Avec le télétravail, la porte de l’entreprise qui servait de sas de différenciation entre le temps de travail et le temps personnel n’existe plus. Le bureau est chez nous. Le travail envahit notre espace intime, d’où la difficulté, pour certains salariés, d’effectuer une véritable coupure entre les deux.

 
« La banalisation de ces journées à rallonge est aussi la traduction d’un travers du management à la française selon lequel on ne managerait bien qu’en ayant ses équipes sous les yeux. »

Avant la crise, ce risque de connexion permanente existait déjà chez les cadres. La démocratisation du télétravail a banalisé les journées à rallonge pour toutes les catégories de salariés.

Quels sont les risques et impacts du présentéisme numérique sur l’absentéisme au travail ?

L’allongement du temps de présence pose problème au regard du code du travail. S’ajoutent, également, les risques sur la santé mentale, avec les fameux RPS (NDLR : risques psychosociaux), avec son  aboutissement ultime : le burn-out. Le salarié se consume entièrement et s’expose, alors, à un absentéisme de longue durée avec une incapacité de travail.

La santé physique des salariés est, également, menacée. Être assis devant son ordinateur de 9h à 19h accroît les risques sanitaires liés à la sédentarité, phénomène que je vois comme une véritable bombe à retardement. Si ces nouvelles formes de travail se traduisent durablement par des journées à rallonge, diabète de type 2 ou maladies cardio-vasculaires risquent de se multiplier.

Ces pathologies constitueront des maladies professionnelles, difficiles à faire reconnaître comme telles, car la sédentarité est aussi liée au comportement personnel de l’individu. Quelle est, alors, la responsabilité de l’entreprise ? Quelle est celle du salarié ? La question est floue et le sujet complexe.

Quels garde-fous mettre en place ?

L’inscription du droit à la déconnexion dans les entreprises, aurait pu laisser croire à un amoindrissement de ces dysfonctionnements. Malheureusement, une loi ne suffit pas à faire changer les pratiques

« Le sur-présentéisme numérique fait donc, pour le moment, l’objet de régulations individuelles. Les salariés filtrent leurs mails et leurs appels, désactivent leurs notifications voire leur téléphone afin de profiter de périodes de calme propices à la concentration. »

Dans certaines entreprises , des règles comme l’interdiction formelle d’envoyer des mails à partir d’une certaine heure ou le week-end sont établies. Certains DRH proposent, également, des guides de bonnes pratiques incitant les salariés à limiter le nombre de mails et de visio-conférences, ou à en réduire la durée à moins d’une heure, par exemple.

Ces prérogatives ne peuvent être respectées que si et seulement si les managers sont sensibilisés prioritairement, et font preuve d’une parfaite exemplarité. S’il est interdit d’envoyer des mails entre 19h et 8h, les encadrants ne doivent, en aucun cas, déroger à la règle. De la même façon, ils doivent éviter de répondre dans la seconde à chaque mail de leurs collaborateurs, au risque de créer une norme implicite d’hyper-réactivité et de présence à rallonge. 

Quelles mesures de « surveillance numérique » les entreprises peuvent-elles envisager pour encadrer le télétravail et garantir le droit à la déconnexion ?

La surveillance numérique est un sujet extrêmement délicat. Pendant la crise, 45 %[3] des employeurs ont télésurveillé leurs salariés (suivi des horaires de connexion, des historiques de navigation, des mouvements de souris…). Certains sont même allés jusqu’à les traquer visuellement via leur webcam.

Pour 59 %[4] des salariés, ces pratiques sont le signe d’un manque de confiance, générateur de stress et de potentiels RPS. Les 41 %[5] restants y voient, effectivement, un moyen de faire prendre conscience à leurs managers du travail accompli et de comptabiliser les heures supplémentaires.

Les études menées à Mines ParisTech montrent toutefois qu’il ne s’agit pas de l’outil le plus adéquat pour limiter les risques de sur-connexion.

La clé réside dans la mise en place d’échanges réguliers et informels entre managers et managés.

Lorsque l’on est dans le même open space, une attitude inhabituelle est perceptible à un moment donné de la journée. À distance, il est facile de revêtir un masque professionnel le temps d’une visio-conférence.

Pour pallier ce phénomène, certains managers organisent un point téléphonique individuel une ou deux fois par mois, au cours duquel ils s’autorisent à ne pas parler que d’opérationnel. L’objectif est de libérer la parole autour de l’environnement du salarié ce qui, mécaniquement, fait baisser l’absentéisme au travail.

Parallèlement, la mise en place de groupes de pratiques permet aussi de sensibiliser les salariés aux risques du sur-présentéisme numérique. Il s’agit là d’évoquer, en équipe, ce qui fonctionne ou non, dans le cadre du travail. Ce mode opératoire est l’un des principes fondateurs de l’entreprise libérée. Il s’applique, également, dans le cadre de la méthodologie Agile : à la fin de chaque phase de développement d’un projet, l’équipe se réunit afin d’évoquer les difficultés rencontrées. La surcharge de travail génératrice de burn-out peut en faire partie.

Le dialogue, plutôt que la surveillance est donc à favoriser. Deux conditions pour l’encourager : construire une relation de confiance et offrir une atmosphère de sécurité psychologique dans l’entreprise.


[1] DeFilippis E., Impink S.-M., Madison Singell, Polzer J.-T., Sadun R., « Collaborating During Coronavirus: The Impact of COVID-19 on the Nature of Work », Working paper, National Bureau of Economic Research, July 2020.

[2] Gibbs Michael, Mengel Friederike, Siemroth Christoph, « Work from Home & Productivity : Evidence from Personnel & Analytics Data on IT Professionals », working paper n°2021-56, Becker Fredman Institute, July 2021.

[3] Étude GetApp réalisée auprès de 1 309 salariés et 269 cadres dirigeants français, du 13 au 17 novembre 2020. Cité in Soyez F., « 45 % des employeurs “télésurveillent” leurs salariés », Courrier Cadres, 2 décembre 2020.

[4] Étude GetApp réalisée auprès de 1 309 salariés et 269 cadres dirigeants français, du 13 au 17 novembre 2020. Cité in Soyez F., « 45 % des employeurs “télésurveillent” leurs salariés », Courrier Cadres, 2 décembre 2020.

[5] Étude GetApp réalisée auprès de 1 309 salariés et 269 cadres dirigeants français, du 13 au 17 novembre 2020. Cité in Soyez F., « 45 % des employeurs “télésurveillent” leurs salariés », Courrier Cadres, 2 décembre 2020.



[1] Futurs de l’Industrie et du travail – Formations, Innovation, Territoires

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