Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École de Management et de l’Innovation de Sciences Po
Publié le 13.05.2020

« Manager à distance, c’est manager sans le corps, et donc l’opportunité d’en reprendre conscience. »

Auteur
Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École de Management et de l’Innovation de Sciences Po

Avant de rejoindre l’École du management et de l’innovation, Olivier Guillet était depuis 2011 le directeur international du groupe INSEEC qu’il a rejoint en 2002.

Il y a occupé différents postes : professeur de management international, il a ensuite été nommé directeur des admissions et des études du programme grande école avant d'être nommé Chief International Officer pour le groupe en 2011.

Il est titulaire d'un doctorat de l'International University of Monaco ("Leardership and Jungian Theory") et a aussi une formation de pianiste

Le déconfinement marque le retour de nombreux salariés dans les locaux des entreprises mais également la continuité du télétravail pour une grande majorité d’entre eux. Quelles leçons managériales les entreprises peuvent-elles tirer de ces deux mois de confinement contraint? La crise actuelle a t-elle mis sur la touche des méthodes de management devenues obsolètes ?

Réponse avec Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École de Management et de l’Innovation de Sciences Po, qui tire les leçons managériales du confinement et nous ouvre des perspectives sur ce que pourrait être le management de demain.

Avec le confinement, la pratique du télétravail s’est généralisée et notre rapport au travail n’est plus tout à fait le même. Le travail à distance va-t-il devenir la norme dans l’entreprise d’après ?

Le travail à distance va bien évidemment de plus en plus se développer dans les années à venir. Néanmoins, je crois qu’il ne faut pas aborder cette question de manière trop manichéenne, et imaginer un monde d’après comme un monde dans lequel les gens travailleraient à la maison.

S’il est vrai que le télétravail présente de nombreux avantages, on sait que personne n’a vraiment envie d’être en 100% télétravail. Et la crise actuelle a sans doute contribué à renforcer cette réticence. A contrario, elle aura aussi été l’occasion pour certains salariés de se rendre compte des avantages du télétravail, dans la mesure où ils bénéficient de conditions favorables – ce qui n’est évidemment pas le cas pour tout le monde.

La question n’est pas tant d’opposer le télétravail avec la présence en entreprise, mais davantage de permettre à chacun d’intégrer dans notre activité une part de télétravail, adaptée à la nature de notre emploi, à nos préférences en matière de travail et à notre vie privée.

La crise donne l’occasion aux entreprises d’améliorer leur compréhension de ce phénomène, de perfectionner leur maîtrise des différents modes de télétravail et de se donner les moyens de l’intégrer de manière plus pertinente et plus efficace.

Donc, peut-être pas « plus de télétravail », mais sans doute « un meilleur télétravail ».

Encore faut-il que le management s’adapte à ce pilotage à distance des équipes. En cette période de crise, les managers doivent-ils repenser leurs méthodes managériales ?

Grâce à l’univers numérique, chacun a pu disposer d’outils qui ont permis de garantir une continuité dans le travail. Les managers ont pu continuer à parler à leurs collaborateurs, à travailler sur des documents partagés, à créer du lien social via des groupes dans différents réseaux sociaux.

Je me suis rendu compte que l’utilisation régulière et prolongée de ces outils collaboratifs appelle à une forme de précision et de concision sur le contenu. C’est une bonne chose : moins de circonvolutions, moins de logorrhées interminables, moins de bavardages stériles. Il faut aller à l’essentiel. Autre chose qui m’a également frappée au bout de quelques semaines, c’est la disparition des corps. Le mien et celui des autres.

Rappelons l’étymologie du mot management : en latin manus agere, j’agis avec ma main. Il n’y a pas de main sur WhatsApp, il n’y a pas de main sur Zoom. Que ce soit en réunion ou en cours, je suis devenu une image et surtout, une voix.

Or, se priver de son corps, c’est se priver d’un vecteur de communication fondamental. La présence du corps nous épargne parfois de longs discours. Le corps justifie les silences. Il rassure, impose, réconforte. Il donne de l’énergie. A ce titre, il est intéressant de voir comment certains redoublent d’imagination quand il s’agit de trouver un arrière-plan pour leur logiciel de visioconférence : cela a vocation à amuser un peu, mais dit aussi quelque chose de la personne en question.

Alors qui suis-je sans mon corps ? Pour les gens qui me connaissent bien, ça passe encore. Mais tous les autres, quelle idée se font-ils de moi en voyant une vignette en bas de leur écran ? Ce qui manque le plus, ce sont les informations données par le corps des autres : ses postures, expressions qui viennent compléter, confirmer, infirmer. Manager à distance, c’est manager sans le corps, et donc l'opportunité d’en reprendre conscience.

J’ai toujours pensé que la présence de ce corps est à l’origine d’un des fondements les plus essentiels du management : le fait d’être là. La présence physique, c’est ce qui va permettre au management d’être le ferment de l’action collective.

Être là, c’est faire la preuve par l'exemple de son adhésion au collectif, de sa participation à la vie quotidienne du groupe. C’est un engagement concret, par-delà les discours qui consistent à dire « Non, mais je connais la réalité de mes équipes ». La présence est au management ce que la politesse est aux vertus, si je fais référence à l’excellent petit livre d’André Comte-Sponville, Le petit traité des grandes vertus. C’est une sorte d’antichambre, un point de départ sans lequel le reste n’est pas possible.

Quelle est la place des rituels dans ce management à distance qui se fait plus par la voix que par la corps?

Dans un contexte virtuel, il s’agit de mettre en place des rituels pour signifier cette disponibilité et cette présence. Continuer à dire « bonjour », « Merci », « Comment allez-vous ? ». Ces repères donnent le rythme et le cap qui écoute et décide. Ces dernières semaines, j’ai constaté que la confirmation rituelle de la présence, grâce aux outils qui le permettent, suffit aux équipes à exprimer ensuite toute leur confiance, leur créativité, leur professionnalisme.

Mais en cette période de crise, les managers doivent faire preuve de sang-froid. Et il est intéressant de regarder du coté de la philosophie. Les rituels sont des repères et comme dirait Lacan qui dit repères dit pères. Il est donc portant de regarder du coté des grands penseurs, nos pères spirituels qui peuvent orienter nos actions. J’aurais tendance à regarder du côté du stoïcisme : relire Marc Aurèle, Épictète, Sénèque.

En en comprenant bien les principes de base : être capable de faire la différence entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas, se faire une représentation adéquate des choses, préserver sa santé physique et mentale en veillant à l’intégrité de sa « citadelle intérieure », comme dirait Marc-Aurèle : c’est-à-dire ne pas se laisser polluer par l’excès d’informations, de commentaires, d’interprétations.

L’épicurisme aussi, ou plutôt sa lecture bien comprise, peut être utile si on l’entend comme la capacité à se réjouir de ce que l’on a. La capacité à trouver du plaisir, moment après moment.

Ce mélange de stoïcisme et d’épicurisme peut être une manière de composer la sobriété à laquelle appellent certains, pour envisager ce fameux « monde d’après ».

Peut-on poser quelques hypothèses sur « l’entreprise d’après » en termes d’organisation, de culture et d’unité économique et humaine ?

Je pense qu’il faut se garder des discours trop angéliques sur le « monde d’après ». Il est d’ailleurs intéressant de constater comment chacun a tendance à calquer sur cette crise sa propre vision de l’état du monde – et y voir en fonction les signes d’un renouveau qui devrait aller dans un sens ou dans l’autre. A titre personnel, je ne serais pas surpris que les changements soient beaucoup plus spécifiques, concrets, opérationnels et progressifs, et peut-être beaucoup moins paradigmatiques que l’on ne pourrait l’imaginer.

Cette crise aura été indiscutablement l’occasion d’une leçon de prudence et de sérieux. D’humilité aussi. On peut espérer que les entreprises évoluent vers davantage d’anticipation aux risques majeurs, qu'elles montrent davantage de prudence vis-à-vis d'une mondialisation excessive. Mais la vérité, c’est que nul ne peut prévoir les prochaines crises, qui n’auront peut-être rien à voir avec celle-ci.

Pensez-vous qu’un nouveau leadership émergera de cette crise ?

Je pense que le leadership doit être entendu comme l’activité qui consiste à favoriser l’action collective (et de préférence, durable et responsable) et pas seulement comme la capacité à influencer. De ce point de vue-là, je vois mal comment cette crise pourrait nous ramener à une conception hyper individualiste et égocentrée du leadership – ou alors, on n’aurait vraiment rien compris.

Cette crise peut être aussi l’occasion de réhabiliter une forme de sagesse, tout simplement. Dans l’univers du management, la sagesse a toujours été un peu suspecte : on a tendance à l’envisager comme un frein au progrès, à l’avancée perpétuelle inhérente à la culture de l’entreprise. La sagesse pourrait y être perçue comme un vecteur d’immobilisme ou de conservatisme. Je crois le contraire.

Si changement de paradigme il doit y avoir, il doit se faire vers une nouvelle acception, une nouvelle compréhension de ce qu’est la réussite, de ce qu’est la prospérité. Et que cette prospérité et cette réussite doivent être inclusives. J’espère oui, que cette crise sera l’occasion de poser une question autour de la sagesse, c’est en tout cas ma sensibilité.

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