Si la crise sanitaire a fait de la santé des collaborateurs un sujet de préoccupation central pour les RH et le management, celle des dirigeants, elle, peine encore à occuper les esprits. Pourtant, à l’instar de leurs salariés, les C-levels ne sont pas infaillibles : comme le montrent plusieurs études menées par Malakoff Humanis autour de la santé mentale, depuis 2021 le taux d’arrêt des managers est tous les mois supérieur de 5 points versus celui des salariés dans leur ensemble. Dans le même temps, le taux de managers déclarant avoir renoncé à des soins ou les ayant reportés est 10 points supérieur à celui des collaborateurs. Un déni de plus en plus répandu, dont les conséquences ne sont pas sans danger pour les principaux concernés, et pour leurs équipes.
L’expérience de Nicolas d’Hueppe, fondateur et président du conseil d’administration d’Alchimie (agrégateur et distributeur de vidéos en ligne), en témoigne.
Arrêt cardiaque, retour au bureau et dépression
Dimanche 9 mai 2021, Nicolas d’Hueppe enfourche son vélo pour une sortie rituelle et salvatrice de plusieurs kilomètres. A 11 heures, dans la cote reliant Gif-sur-Yvette au plateau de Saclay, son cœur s’arrête.
53 minutes plus tard,
le temps que le SAMU relaie les 3 cyclistes (2 gendarmes et 1 médecin) lui ayant
prodigué les premiers secours, son cœur redémarre. Il est évacué à l’hôpital de
Corbeil-Essonnes, opéré et placé dans le coma.
Son pronostic vital est engagé. Ses chances de s’en sortir, qui plus est sans
séquelles majeures, sont infinitésimales. C’est pourtant le cas, grâce aux
massages cardiaques prodigués juste après l’accident. Il doit, toutefois,
réapprendre à parler et à marcher au cours d’une rééducation de 5 semaines.
Très rapidement, il retourne au bureau, sans réellement changer ses habitudes. Ce qui fait sa force d’entrepreneur le pousse à sortir rapidement de l’ornière, mais aussi à se livrer à un déni de l’accident.
« Le décalage entre l’image que les autres attendent de moi et l’état dans lequel je me sens, donne lieu à une grande souffrance. Mon retour trop rapide à une activité normale se solde par une dépression », analyse-t-il a posteriori.
En décembre 2021, Nicolas d’Hueppe décide de confier la direction générale d’Alchimie et d’abandonner toutes ses fonctions opérationnelles. Il précise : « je n’avais plus la force physique ni la concentration suffisante pour continuer. J’étais incapable de gérer les émotions des autres et d’être le catalyseur d’énergie que j’étais auparavant pour les collaborateurs. »
Choc, incertitude et émotion au sein des équipes
L’accident se produit alors que l’entreprise est cotée en Bourse depuis 5 mois. La communication est verrouillée. Tant que le diagnostic n’est pas prononcé, personne ne sait quoi annoncer. Dans une structure comme Alchimie, le dirigeant est l’alpha et l’oméga. Investisseurs, équipes, clients : tous misent sur lui. Lorsqu’il disparaît du jour au lendemain, le terrain de jeu n’est plus le même. A ce moment précis, chez Alchimie, chacun a le sentiment que l’entreprise explose en vol.
« Lors de mon retour, j’aurais pu et probablement dû communiquer en interne. Je ne l’ai pas fait car j’en étais incapable, ce qui a provoqué une certaine forme d’incertitude et d’inquiétude auprès des équipes », se souvient Nicolas d’Hueppe, aujourd’hui Président du conseil d’administration de l’agrégateur de vidéos en ligne.
Début décembre, lorsqu’il décide de passer la main, il réunit l’ensemble des collaborateurs pour annoncer que revenir n’était pas la bonne option. L’émotion est palpable, même si cette annonce n’a rien d’une surprise.
« Pour certains, cette décision est un soulagement : ma santé doit être prioritaire et les commandes opérationnelles doivent être confiées à un dirigeant en pleine possession de ses moyens. Pour d’autres c’est un choc personnel, susceptible d’influencer leur avenir dans la structure », précise-t-il.
La santé des dirigeants, simple variable d’ajustement dans l’entreprise ?
LinkedIn foisonne de commentaires exhortant les dirigeants à « s’écouter » pour ne pas tomber. Ecouter quoi ? Lorsqu’un dirigeant est façonné à une forme de raisonnement, il n’est pas destiné à identifier ses propres faiblesses.
Et quand bien même ? Quel dirigeant, 5 mois après une introduction en Bourse, dirait lors d’un conseil d’administration : « je suis fatigué, j’ai besoin de prendre du repos » ? Tout le monde attend des dirigeants un niveau de performance continu. Leur santé n’est que la variable d’ajustement d’un immense programme très complexe.
« Le jour où les santés physique et mentale du top management seront identifiées par les conseils d’administration comme des variables de création de valeur indispensables à la pérennité et à la performance de l’entreprise, nous aurons fait un pas de géant pour les préserver », exhorte Nicolas d’Hueppe.
Santé des dirigeants : connaître et maîtriser ses équilibres pour ne pas sombrer
Toujours plus de croissance, toujours plus de performance : notre société est dopée aux feuilles de papier glacé hissant les licornes au rang d’icônes du business moderne. En réalité, un entrepreneur se lance pour d’autres raisons : son goût pour la liberté, les projets, le travail d’équipe. A chacun de définir son propre équilibre.
Connaître ses objectifs personnels en tant que dirigeant, avant de connaître ses objectifs de P&L est la résultante de ces équilibres. Lorsqu’ils sont instables, il faut être capable de les garder en ligne de mire et de les redresser.
Après coup, Nicolas d’Hueppe estime les avoir doublement rompus : « lors de l’entrée en Bourse d’Alchimie, épreuve physique et mentale dont j’ai sous-estimé les conséquences, puis lors du deuxième confinement dont la gestion, contraire à mes valeurs, m’usait nerveusement ».
Le tout s’est traduit par une sur-fatigue accumulée au fil des mois, jusqu’à ce que le corps dise « stop ».
Le dirigeant d’entreprise, station-service de l’énergie
Equipes, clients, investisseurs : l’une des missions du top manager est d’accumuler de l’énergie pour la redistribuer dans l’entreprise.
Lorsque le dirigeant est fatigué, angoissé, surmené, il rompt ses propres équilibres, passe moins de temps en famille, dort moins bien… ce qui réduit progressivement son stock d’énergie, le faisant passer du statut de donneur à celui de voleur d’énergie pour son entourage professionnel.
Pour éviter cela, Nicolas d’Hueppe mise désormais sur 2 éléments fondamentaux :
- privilégier les activités qui font du bien ;
- fuir ceux qui, eux-mêmes, puisent dans ses réserves d’énergie.
Ajoutons à cela le fait que le job d’un dirigeant consiste à trouver des solutions. S’il se sent fatigué, son réflexe est de trouver un moyen de gérer cette contrainte, parmi d’autres… sans pour autant détecter un signe avant-coureur de quoi que ce soit.
« Avec le recul, certains indices auraient toutefois pu m’alerter dans les semaines précédant mon accident. Parmi eux, une irascibilité, une nervosité et un défaut de concentration palpables à la relecture de certains mails ou événements », analyse-t-il.
Oser dire que le dirigeant d’entreprise n’est pas un super héros invincible
Dirigeants d’entreprise et entrepreneurs font figure de chevaliers du XXIème siècle à l’armure indestructible. Adopter une posture positive par rapport aux événements de la vie qui les touchent est une façon d’intégrer de l’humanité dans le business et de mettre un terme à l’image erronée du dirigeant robot, calculateur algorithmique obsédé par les bénéfices et la croissance.
« Derrière un dirigeant se cache un homme ou une femme, avec ses peines, ses souffrances, ses joies et ses émotions. Le reconnaître, c’est aussi accepter que l’ego prenne moins de place au profit de l’écoute de l’autre, et de la création d’une nouvelle forme d’équilibre, bienfaitrice pour tous » conclut Nicolas d’Hueppe, avec espoir et sobriété.