
Ludovic Pouzelgues est chef du restaurant étoilé Lulu Rouget à Nantes.
Avec la crise sanitaire, les problèmes de recrutement qui touchaient déjà le secteur de la restauration depuis quelques années se sont accentués. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un manque de main d’œuvre. De nombreux restaurateurs recherchent non seulement des nouveaux cuisiniers qu’ils peinent à recruter mais doivent également faire face à un désengagement de leurs salariés.
La crise sanitaire a amplifié les difficultés d’emploi dans la restauration
Pendant les confinements successifs, les salariés ont eu du temps pour eux ce qui leur ont permis de réfléchir à leur vie professionnelle. Même si un certain nombre de restaurants ont décidé d’ouvrir pour faire de la vente à emporter, pendant sept mois les employés du secteur de la restauration ont peu ou pas travaillé. La reprise de la vie « normale » avec les horaires classiques et les cadences de travail propres à notre métier n’a donc pas été une sinécure. Nombreux se sont dits qu’ils travaillaient trop et qu’ils avaient besoin de plus de temps pour leur vie personnelle.
« Aujourd’hui, nous faisons face à un réel désengagement des salariés. Ils sont de plus en plus nombreux à aspirer à plus de temps libre, à une réévaluation des salaires, à une amélioration globale des conditions de travail. »
Sans ces changements, ils changeront de voie. Mais il faut être réaliste : notre secteur a ses contraintes, ses spécificités ce qui rend difficile d’envisager une nouvelle organisation du travail.
Vers une revalorisation des salaires
Récemment, les organisations patronales de l’hôtellerie-restauration ont proposé une nouvelle grille des salaires avec une moyenne d’augmentation de 10,5 %.
« Si la question des salaires est effectivement cruciale, selon moi, la question centrale est avant tout celle du temps de travail. »
Cette mesure vise à rendre le secteur plus attractif et à valoriser les compétences et le travail. Si cela répond à une demande forte des salariés, il faut bien comprendre qu’économiquement, les restaurateurs vont devoir pallier cette hausse. Une augmentation des prix à la carte pour les clients semble dès lors inéluctable.
Aménagement du temps de travail : une demande inaccessible
Que va-t-il falloir faire ? Étendre nos jours de fermeture ? Réduire nos plages horaires ? Fermer plus de soirs dans la semaine ?
Au sein de mes équipes, je n’ai pas eu de demande d’aménagement du temps de travail, car mes employés savent que ce n’est pas possible. Si nous voulons continuer à travailler des produits de qualité dans nos cuisines, à lever les filets de poissons, à réaliser des jus, à tourer des feuilletages, ce n’est pas en arrivant à 10h dans nos maisons que nous y parviendrons.
« Si on veut vraiment procéder à des aménagements du temps de travail sans sacrifier la qualité, il n’y a qu’une seule solution : recruter. »
La restauration de haut vol nécessite du temps et de la main d’œuvre qualifiée. Si on fait le choix de la facilité, du rapide, si on décide par exemple de ne plus faire notre propre jus de veau mais d’ouvrir une brique prête à l’emploi, on perd alors l’essence même de notre métier.
Le casse-tête du recrutement
Quand j’ai commencé il y a 10 ans, nous étions 2, puis 3. Ensuite, j’ai recruté des apprentis. En 2017, j’ai doublé la masse salariale et la question RH est peu à peu devenue problématique. Aujourd’hui, je m’occupe seul du recrutement, et c’est extrêmement chronophage ! Pour des postes charnières, je dois faire appel à des agences de recrutement. Je n’ai pas le choix si je veux avoir des candidats motivés, qualifiés, prêts à s’engager.
Le phénomène actuel de désengagement touche principalement les jeunes actifs. Concrètement, les 18/25 ans ont une vision à plus court terme que leurs aînés. Ils s’engagent sur des courtes durées, en CDD, et si le travail leur convient, ils demandent à rester. Dans le cas contraire, ils partent.
Le CDI n’est plus le graal pour la jeune génération. Ils aspirent à voyager, à multiplier les expériences au gré de leurs envies. Un engagement au long cours dans une belle maison fait rarement partie de leurs projets. Celles et ceux qui décident de rester, il nous faut les « chouchouter », leur apporter un certain confort dans les conditions de travail.
La fidélisation des salariés, un enjeu majeur
Actuellement, mon équipe est en place mais, comme de nombreux restaurateurs, j’ai conscience que c’est un équilibre fragile.
Fidéliser ses salariés devient un défi quotidien. À mon sens, pour y parvenir, la communication est essentielle.
Pour ma part, je réalise jusqu’à 3 entretiens individuels par an. L’occasion de discuter des points forts, des points faibles, des éventuelles améliorations, des objectifs, d’être à l’écoute des problèmes et des besoins. J’ai également compris l’importance d’être au quotidien avec mes équipes et, quand c’est possible, de faire un geste financier en versant des primes.
En parallèle, je m’efforce d’entretenir la flamme. Cela passe par exemple par des découvertes chez des producteurs ou des vignerons. Ce sont des moments collectifs qui contribuent à la qualité de vie de travail. Nous organisons aussi des événements au restaurant (cocktail en extérieur, dégustation avec des vignerons, venue d’un autre chef).
En cuisine comme en salle, cela représente une bouffée d’air frais. On voit alors qui sont les passionnées. C’est important, car la gastronomie est un métier de passion, auquel on consacre du temps. Sans passion, l’engagement n’est bien évidemment pas le même.
Un modèle économique sur le fil
Aujourd’hui, la question d’une réorganisation du travail dans la restauration se double d’une réflexion sur notre modèle économique.
Au cours des dernières décennies, des progrès considérables ont été réalisés. En cuisine comme en salle, l’outil de travail a évolué : les chaleurs en cuisine n’existent plus, le personnel est bien traité, les équipements sont modernes, mes salariés ont deux jours de congé consécutifs (le dimanche et le lundi). En revanche, le volume horaire reste conséquent.
Augmenter les salaires ou réduire le volume horaire et donc recruter, quelle que soit la solution choisie, la réalité économique nous obligera à augmenter de manière significative les tarifs pour parvenir à l’équilibre.
Mais nos clients seront-ils prêts à accepter cela ?