
Thomas Coutrot est un économiste et statisticien, ancien élève de l'ENSAE, chef du département « Conditions de travail et santé » à la Dares de 2003 à 2022, actuellement chercheur associé à l'Ires. Il a co-écrit, avec Coralie Perez, Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, paru aux éditions du Seuil en septembre 2022.
« Quiet quitting », grande démission, reconversions en chaîne : les remises en question du sens donné au travail n’ont jamais été aussi nombreuses. Le bouleversement de la pandémie en matière d’organisation du travail, le défi écologique colossal et le climat politico-économique instable n’y sont évidemment pas étrangers. Alors qu’il y a quelques décennies, l’essentiel pour les salariés était d’occuper un emploi, aujourd’hui, il s’agit de (re)trouver du sens au travail.
Que cela signifie-t-il ? Comment y parvenir concrètement ? Quelles sont les conséquences délétères d’une perte de sens sur la santé au travail ? Thomas Coutrot, statisticien, économiste, chercheur associé à l’IRES et co-auteur (avec Coralie Perez) de l’ouvrage Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire (éditions du Seuil, 2022) nous fait part de son analyse.
Redonner du sens au travail ?
Le travail est une activité centrale pour l’être humain, car elle lui permet de transformer le monde et, dans le même temps, de se transformer lui-même en tant qu’individu.
Selon Coralie Perez et moi-même, le travail revêt un sens pour celui ou celle qui l’accomplit si celui-ci répond à 3 critères fondamentaux :
- être reconnu comme utile socialement. Autrement dit, ce que fait le salarié doit correspondre à des besoins qu’il juge réels ;
- lui permettre d’exercer son activité en respectant ses valeurs éthiques ;
- lui donner la possibilité de développer ses capacités et ses compétences.
Ces 3 éléments ont toujours existé. Pourquoi sont-ils devenus aussi importants aux yeux des salariés aujourd’hui ?
Je vois 2 explications :
- la montée de l’individuation dans notre société : l’être humain ressent de plus en plus le besoin de s’affirmer en tant qu’individu et plus seulement en tant que membre d’une communauté. Ce phénomène anthropologique est consécutif à l’évolution de nos sociétés ;
- le management par les chiffres, lié au développement du capitalisme financiarisé de ces dernières décennies. Imposer des objectifs chiffrés est un facteur majeur de perte de sens lorsque ceux-ci, fixés sans concertation avec les salariés, ne correspondent pas à ce qui est important pour eux.
Le phénomène est analogue lorsqu’il s’agit de définir les modes d’organisation du travail. Si ces changements sont opérés sans discussion préalable avec les collaborateurs, alors leurs effets sur la perte de sens et sur leur santé sont délétères.
Comment nourrir le sens au travail ?
Il est fondamental de développer la participation des salariés aux décisions, notamment celles, très concrètes, touchant à l’organisation de leur travail.
La codétermination au niveau des conseils d‘administration, la gouvernance partagée ou les sociétés coopératives d’intérêt collectif sont des pistes prometteuses permettant d’atteindre cet objectif et, plus largement, pour partager le pouvoir au niveau général de l’entreprise.
Pour les dirigeants, cela signifie lâcher prise et donc déléguer une partie de leurs attributions. Une démarche souvent douloureuse car synonyme d’une potentielle privation de reconnaissance ou de valorisation personnelle.
Quels dispositifs mettre en place concrètement pour redonner du sens au travail ?
Ce que nous appelons la « réduction du temps de travail subordonné » le permettrait.
Il s’agirait de laisser une heure par semaine ou une demi-journée par mois pour que les salariés puissent se réunir entre pairs, afin d’évoquer ce qui importe dans leur travail, ce qui marche et dysfonctionne ou encore comment pallier le manque de moyens ou d’effectif.
L’employeur serait tenu d’examiner ces demandes formulées lors de ces réunions de délibération, de les mettre en œuvre ou d’expliquer pourquoi elles ne peuvent pas être appliquées.
« Je ne crois pas que le management puisse, par lui-même, redonner du sens au travail. »
Il est possible, en revanche, de mettre en place les conditions faisant que, par un partage du pouvoir, les salariés deviennent les acteurs de leur travail, contribuent à en définir l’organisation et ainsi, retrouvent du sens.
Les fondamentaux du sens au travail sont-ils les mêmes pour tous ?
Absolument pas. Selon le métier exercé, la perte de sens est différente :
Dans les services publics, le conflit éthique concerne la question du travail bien fait : comment accomplir correctement sa mission malgré les réductions d’effectifs, le manque de moyens et la numérisation de l’ensemble des services etc.
Dans les industries pétrolière et automobile, les conséquences du réchauffement climatique sur la vie quotidienne déclenchent des conflits éthiques parfois très douloureux chez les salariés.
Dans la grande distribution et la logistique, enfin, la perte de sens réside dans l’aspect répétitif du travail. La commande vocale dont les manutentionnaires ne font qu’exécuter les ordres dictés par un algorithme rend le travail abrutissant. Plus qu’à un conflit éthique, les salariés sont confrontés, dans ce cas, à une mutilation de leur capacité de développement.
Quelles sont les conséquences de la perte de sens au travail sur la santé psychique des salariés ?
Nous l’avons mesuré très précisément. Si vous faites partie des 20 % de salariés dont le sens au travail a le plus régressé ces dernières années, la probabilité que vous fassiez une dépression est multipliée par 2. Autrement dit, le risque que vous tombiez malade passe de 8 % à 16 %.
L’explication est simple. La santé n’est pas l’absence de maladie. Elle n’est pas, non plus et contrairement à ce qu’affirme l’OMS, « un état de bien-être complet, physique, psychique et social » car personne ne peut raisonnablement affirmer être dans cet état de plénitude.
A l’instar du grand penseur de la santé, Georges Canguilhem, je dirais qu’être en bonne santé signifie être acteur de sa vie, être en mesure d’avoir le contrôle sur ce qui nous arrive.
Il devient alors évident que lorsque nous ne maîtrisons pas ce que nous vivons dans notre travail, alors notre santé en pâtit.