Si l’innovation est au cœur de tous les enjeux de la société et donc ceux de l’entreprise, le philosophe et physicien Etienne Klein nous invite à marquer une pause et à réfléchir à ce qu’innover signifie vraiment. Le terme n’est pas anodin et renseigne sur le projet de société qu’il sous-tend.
Lors de vos recherches, vous avez remarqué qu’on ne parlait plus de progrès mais d’innovation, et ce dans tous les domaines. Pourquoi, selon vous ?
En effet, en étudiant l’ensemble des discours publics, le sociologue Gérald Bronner a montré que le mot ‘progrès’ a commencé à décliner à partir de la fin des années 1980, pour complètement disparaître à l’orée des années 2000.
Partant de là – et presque concomitamment – j’ai constaté que le mot ‘innovation’ est venu saturer les discours (il apparaît 307 fois dans le Traité de Lisbonne !), une notion « chassant » l’autre, en quelque sorte.
Or, cette permutation n’est pas anodine. Car le progrès induit l’image d’un futur désirable, quand l’innovation induit celle du temps corrupteur. Dans un cas, on travaille pour construire un avenir meilleur, dans l’autre pour que le monde ne se dégrade pas plus avant.
On le voit bien, les deux paradigmes sont aux antipodes. Il ne m’appartient pas d’expliquer pourquoi il y a eu ce glissement sémantique et rhétorique, mais d’en analyser les conséquences.
Justement, quelles sont donc les conséquences de ce changement de paradigme dans le monde du travail ?
Par définition, l’innovation est beaucoup plus conservatrice que le progrès. Elle advient pour maintenir tant bien que mal un passé jugé plus positif qu’un futur forcément dégradé.
Concrètement, dans l’entreprise, cette idée peut se traduire par la notion d’avenant à un contrat d’embauche. On ne prend pas de risques, on essaie de maintenir un statu quo, dans un cadre qui a pourtant évolué.
Dans le contexte actuel de crise sanitaire, on pourrait aussi prendre l’exemple du télétravail. Il illustre parfaitement la notion d’innovation. Même si certains voulaient y voir un progrès, le télétravail a été largement adopté comme une réponse à une crise immédiate, une adaptation nécessaire et non pas réfléchie, ni même voulue.
Pourtant, il faut bien comprendre que suite à cette transformation, le management ne pourra pas reprendre de la même façon.
Donc, selon vous, « innover au service de l’humain » serait impossible, une contradiction dans les termes ?
Je ne dis pas ça, même si effectivement il y a une différence d’échelle et de conception philosophique. En toute logique, l’innovation devrait servir l’idée générale de progrès. Or, on l’a vu, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il n’y a qu’à évoquer le débat actuel sur la 5G pour s’en rendre compte. L’innovation n’est plus considérée comme “bonne” a priori. On la juge tous à partir de nos valeurs et force est de constater qu’on n’a pas les mêmes !
Pour retrouver la notion de progrès humain, il faudrait avant tout faire un gros travail théorique. Refaire du futur un projet collectif, relire Lamarck plutôt que Darwin et, surtout, faire preuve de courage. C’est-à-dire réussir à combiner ses désirs et ses connaissances.
Revenir, en somme, à la notion de progrès telle que Les Lumières la pensaient : comme devant bénéficier au genre humain.